Reportage: Le balado au féminin
Dans l’univers foisonnant du balado, programme audio qu’on peut télécharger et écouter au moment de notre choix, les femmes sont de plus en plus nombreuses à s’emparer du micro. Portrait d’un phénomène qui gagne aussi le Québec.
Dans le monde francophone, le début de cette vague de balados (aussi appelés podcasts en dehors du Québec) faits par et pour des femmes porte un nom: Lauren Bastide. C’est avec elle que tout a commencé. En 2015, cette journaliste quitte son poste au magazine ELLE France pour rejoindre, à titre de chroniqueuse, le plateau du Grand Journal, une populaire émission télé d’actualité.
Mais la lune de miel ne dure pas longtemps: elle démissionne de ses fonctions après une seule saison. Elle ressort amère de cette expérience, et particulièrement critique du traitement réservé aux femmes dans les grands médias: non seulement celles-ci sont sousreprésentées, mais elle estime aussi qu’elles sont «systématiquement interrompues, leurs propos tournés en dérision, et qu’on fait plus de remarques sur leur apparence que sur leur travail», comme elle le confie au magazine féministe français Roseaux. C’est en cherchant une façon, en tant que journaliste, d’élever sa propre voix et celles des autres femmes, qu’une idée se met à germer: celle de créer un espace médiatique exclusivement féminin et affranchi de la nécessité de plaire au plus grand nombre, qui ne soit ni enfermé dans une grille horaire ni soumis aux exigences d’un diffuseur.
Cette forme d’expression libérée de toute contrainte, elle la trouve dans le balado. En décembre 2016, le premier épisode de La Poudre, dans lequel Lauren Bastide s’entretient pendant une heure et sans interruption avec une femme – artiste, politicienne ou militante – qui marque son époque, est téléchargé sur les plateformes de diffusion par des milliers d’auditeurs. Trois saisons plus tard, l’engouement ne cesse de croître, et le balado a fait école, inspirant bon nombre de jeunes femmes à s’engager, elles aussi, dans la voie de la baladodiffusion. Plusieurs de ces programmes sont d’ailleurs produits par Nouvelles Écoutes, le studio de Lauren Bastide.
Le balado au Québec
Pendant ce temps-là, de l’autre côté de l’Atlantique, à Gatineau plus précisément, les questionnements de Marie-Hélène Frenette-Assad s’apparentent drôlement à ceux de la journaliste française. Car cette auteure-compositrice-interprète a, elle aussi, expérimenté à la dure le peu de «temps de glace» réservé aux femmes dans les médias généralistes, et aux femmes artistes dans son cas: «Quand je faisais des entrevues, je me préparais en sachant que j’aurais maximum quatre minutes pour parler d’un projet qui avait occupé mes deux dernières années», raconte-t-elle. Elle se met alors à rêver d’une plateforme où ses consoeurs pourraient aborder en profondeur les défis, les joies et les aléas de faire de la musique au sein de l’industrie musicale québécoise d’aujourd’hui. C’est ainsi que naît le concept de F# (pour dièse), produit par Transistor Média, dont elle est la cofondatrice.
À ce jour, des artistes comme Kroy, Amylie et Maude Audet sont venues se confier au micro de Marie-Hélène Frenette-Assad, donnant lieu à des entrevues très personnelles: «Je m’efforce de leur poser des questions qu’on n’ose jamais leur poser ailleurs, poursuit-elle. J’ai un plan d’entrevue, mais si on y déroge, c’est tant mieux. On se laisse porter par la discussion. Je ne cherche pas la citation à tout prix; mes attentes ne sont pas les mêmes que si l’émission était diffusée à la radio traditionnelle. C’est l’un des avantages du balado. On fait ce qu’on veut!»
La parole libérée
Depuis, Marie-Hélène Frenette-Assad a quitté son emploi en éducation pour se consacrer à temps plein à la production de balados, principalement à vocation féministe. Elle vient de terminer la réalisation d’un épisode de la série documentaire L’histoire secrète de l’Outaouais, relatant la vie et l’oeuvre d’une dramaturge qui a marqué la région, Gaby Déziel-Hupé. En parallèle, elle mène une enquête sur les noms de famille composés au Québec intitulée Le nom de ma mère, qui sera diffusée en mai 2019, juste à temps pour la fête des Mères. Autre signe que le balado au féminin est une tendance en pleine croissance, l’équipe de la boîte de créations audio Magnéto plaçait la deuxième édition du Festival Résonance, qui avait lieu en octobre dernier, sous l’égide des «Paroles de femmes» (des femmes autochtones notamment). Selon la directrice générale, Zoé Gagnon-Paquin, le thème s’est imposé de lui-même: «Quand on a réuni tout ce qu’on avait pour bâtir la programmation, on s’est aperçus que le fil rouge était les femmes. C’était donc très naturel», explique-t-elle.
Plusieurs raisons expliquent que les femmes sont de plus en plus nombreuses à s’exprimer par le biais du balado. D’abord, ce format jouit, par définition, d’une grande flexibilité, puisqu’il n’existe d’autres contraintes de durée, de contenu, de formule, de montage, que celles que l’on veut bien s’imposer. Cette liberté en fait un terrain privilégié pour creuser des sujets rarement abordés ailleurs, parce que trop dérangeants, trop nichés, etc. «Le balado vient combler les angles morts médiatiques», soutient Mélanie Millette, professeure au Département de communication sociale et publique de l’UQAM qui s’intéresse à ce «nouveau» média depuis plus d’une décennie.
«Les radios peuvent évoquer des enjeux de société polarisants et se le permettent, ajoute-t-elle. Mais on n’accorde pas forcément une place à heure de grande écoute aux questions plus marginales, parce que le but est de faire plaisir à la majorité. De ce fait, dès qu’on souhaite aborder des réflexions qui s’éloignent du statu quo, on doit forcément se tourner vers des médias alternatifs, comme le balado.» Celui-ci, moyennant un équipement de bonne qualité, étant relativement plus facile à produire qu’un site web ou un magazine, par exemple, «les groupes minoritaires qui estiment que leurs idées sont absentes de l’espace public n’hésitent pas à l’investir».
Derrière les portes closes
Pour Zoé Gagnon-Paquin, de Magnéto, ce médium présente un autre avantage pour les femmes: «On ne les voit pas, elles qui sont souvent réduites à leur apparence physique. Même lors d’une table ronde ou d’un débat télévisé, les femmes ont une voix qui porte moins et ont de la difficulté à prendre leur place physiquement, parce qu’elles sont généralement plus petites. Grâce au balado, ce désavantage disparaît complètement. » Marie-Hélène Frenette-Assad a observé une autre conséquence: délestées de la pression de l’image, ses interlocutrices se livrent plus facilement à son micro. Et elles acceptent plus volontiers d’ouvrir la porte à une certaine intimité. «On dit que le balado est le médium de la parole. Or, c’est aussi celui de l’écoute, ajoute Zoé Gagnon-Paquin. Je suis fascinée par le sentiment de proximité qu’il donne à ressentir. » Sans repères visuels, on écoute mieux (et avec des écouteurs, on a même l’impression qu’on nous parle directement à l’oreille). On perçoit des choses, notamment dans le grain de la voix, les silences, les hésitations, «qu’on n’entendrait pas autrement». On est plus réceptif à tout ce que la voix peut véhiculer d’émotions, de nuances.
Cette intimité est au coeur du projet Ferry, traversée érotique, des comédiennes et réalisatrices Sylvianne Rivest- Beauséjour et Catherine Lavoie. C’est le sujet même de ce balado dont la première saison, produite indépendamment, est en écoute libre sur ICI Première (la deuxième devrait sortir au printemps 2019). Dans chaque épisode de moins de dix minutes, une femme ou un homme raconte un pan de sa vie sexuelle, sans pudeur et dans l’anonymat. Un bel exemple de thème qui aurait pu s’incarner difficilement dans un autre format que le balado, et qui s’amorce d’ailleurs avec un avertissement: ce contenu s’adresse à un public averti.
Loin de verser dans la pornographie, ce balado donne plutôt à entendre une sexualité épanouie et différente: «On voulait montrer toutes les facettes de la sexualité, mais toujours d’un point de vue positif. Rappeler – surtout après la vague de dénonciations d’agressions de la dernière année – que le sexe peut être plaisant», raconte Sylviane Rivest-Beauséjour. Les gens qui se prêtent au jeu le font sous le sceau de la confidentialité; «ils n’auraient sûrement jamais accepté d’aller jusqu’à ce degré d’intimité s’ils avaient témoigné à visage découvert», ajoute Catherine Lavoie. Comme quoi l’absence du corps peut redonner tout son corps au propos.
Des bons balados faits par et pour les femmes (et pour les hommes aussi!)
AU QUÉBEC
1. «Gaby Déziel-Hupé, pionnière de la dramaturgie» (un épisode de L’histoire secrète de l’Outaouais, Transistor Média)
Portrait de cette dramaturge méconnue qui a marqué la scène théâtrale des années 1960 et 1970.
2. F# (Transistor Média)
Tête à tête avec des femmes artistes (musiciennes, chanteuses) ou oeuvrant dans l’industrie musicale québécoise.
3. Le nom de ma mère (Transistor Média)
Enquête personnelle et sociale sur les noms de famille composés au Québec. Disponible pour la fête des Mères.
4. Ferry, traversée érotique (ICI Première)
Des femmes et des hommes confient sans pudeur une histoire à teneur sexuelle qui les a marqués.
5. Aalaapi (Magnéto)
Un documentaire radiophonique où l’on suit une bande d’amies toutes originaires du Nunavik. La première diffusion en ligne est prévue pour décembre.
EN FRANCE
1. La Poudre (Nouvelles Écoutes)
Pendant une heure, une femme vient se raconter au micro de Lauren Bastide, qui la reçoit dans une chambre d’hôtel.
2. Quoi de meuf? (Nouvelles Écoutes)
Une conversation déjantée qui mêle féminisme et culture populaire, autour de thèmes comme le consentement, les sorcières ou la santé mentale.
3. Un podcast à soi (Arte Radio)
Un documentaire audio où sont décortiqués des sujets en lien avec l’égalité des genres, comme le sexisme au travail, la charge mentale et la grossophobie.
4. Les couilles sur la table (Binge Audio)
Un balado qui se penche sur les idées reçues autour de la masculinité sous des angles comme le harcèlement au travail ou les violences conjugales.
5. Commencer (Nouvelles Écoutes)
Un journal de bord sur l’entrepreneuriat au féminin, où deux jeunes femmes d’affaires racontent les hauts et les bas de la création de leur start-up.
*Tous les épisodes peuvent être écoutés en ligne ou téléchargés sur une plateforme de diffusion de balados, comme iTunes ou Google Play Music.
Par: Mélanie Roy | Photos: Shutterstock