Jennifer-Lee Dupuy: la musique dans le sang

Chef d’équipe dans une entreprise de construction le jour, chanteuse dans un band corpo la fin de semaine, Jennifer-Lee menait sa barque loin des projecteurs. Aujourd’hui, elle incarne Whitney Houston dans la comédie musicale Le Bodyguard.
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Ça ressemble à un rêve d’enfant. Ou à une scène de film. Celle où un talent brut est découvert dans la foule, vous voyez? On aime les histoires qui nous rappellent qu’il y a une justice, que quelque chose de beau ne peut pas passer inaperçu. En réalité, des perles glissent parfois entre les mailles du filet, mais pas Jennifer-Lee. Pas une deuxième fois! Fin 2020, la jeune femme de 28 ans est invitée à passer les auditions de Star Académie. «Mes belles-sœurs et moi, on a publié une vidéo sur Facebook dans laquelle on reprenait une chanson. Une personne de la prod l’a vue et nous a contactées.» Le téléphone sonne à un drôle de moment. On est en pleine pandémie et le groupe dont Jennifer-Lee est la chanteuse est au point mort.
Normal, il n’y a plus d’événements, plus de mariages, plus rien. «Quand on m’a appelée, ça faisait des mois que je n’avais pas chanté. J’étais déconnectée de la musique. Je m’étais plongée dans l’entrepreneuriat et ça prenait tout mon temps.» La jeune femme passe les auditions quand même, mais rentre vite chez elle. «Je n’étais pas aussi préparée que j’aurais voulu l’être, mais j’ai rencontré des gens passionnés. C’était stimulant. Ça m’a surtout permis de réaliser que je voulais remettre la musique au centre de ma vie.» Dans sa bouche – qui s’étire souvent dans un immense sourire –, cette phrase représente plus que la somme de ses mots. La musique est une boussole. Quand elle ne la suit pas, quelque chose manque.
Sol en si
D’origine haïtienne, Jennifer-Lee est née et a grandi à Montréal-Nord. Chez elle, enfant, les heures coulaient au fil de ritournelles. «Ma grand-mère, qui habitait avec nous, chantait tout le temps, se souvient-elle. Ma mère aussi. Mon père est un bon jazzman et enseigne la musique. Je n’ai pas grandi avec lui, mais il m’a appris le piano.»
À 16 ans, l’ado mélomane se lance dans ses premières compositions. Les spectacles et concours de chant qui jalonnent un long parcours scolaire, elle les a tous faits! Dans la vingtaine, elle a même dirigé des chorales qui se sont produites d’une rive à l’autre de l’océan. Rêve-t-elle, comme beaucoup, d’une carrière de chanteuse? Tout le laisse penser, si ce n’est que la femme que j’ai devant moi n’est pas du genre à se laisser emporter. Sa réponse est mesurée. «Une carrière, peut-être pas, mais je savais que la musique serait toujours là. Chanter, être sur scène, composer, ça fait partie de moi.» La spiritualité aussi. Dans sa famille, la foi est un pilier. Alors, depuis qu’elle est haute comme trois pommes, Jennifer-Lee chante dans les chorales gospel. L’envie de toucher au cœur a forgé sa voix. Le jour de la séance photos de la couverture, on en a fait l’expérience. Leda, la photographe, lui a demandé si elle pouvait nous fredonner quelque chose. Un brin gênée d’abord, Jennifer-Lee a entonné les premières notes de I Have Nothing, l’une des chansons vedettes du film The Bodyguard. Ouf... Les poils se sont dressés ce jour-là. La moitié de l’équipe avait les larmes aux yeux, dont Martin, notre assistant-styliste, surpris par sa propre émotion. Ce bout de femme a une sacrée voix!
Une vie bien remplie
Pourtant, on aurait pu ne jamais l’entendre. Revenons en arrière. Après Star Académie, Jennifer-Lee se pose des questions. Faire de sa passion une priorité est une chose. Payer ses factures en est une autre. Le temps de savoir comment concilier les deux, elle accepte un poste temporaire de chargée de projet en logistique. Le marketing est son domaine, ça la rassure. «Je le voyais comme une entrée d’argent régulière et une façon de reprendre mon souffle après mon expérience intense d’entrepreneuse. Sauf qu’on m’a rapidement offert un poste de chef d’équipe. Et au lieu de rester six mois, j’ai fini par rester deux ans! Ça me plaisait beaucoup.» Là, j’ouvre une parenthèse: il y a des gens qui sont doués pour le bonheur. Non seulement ils voient le verre à moitié plein, mais ils y ajoutent une cuillerée de sucre. Ce qui était un boulot alimentaire s’est transformé en défi, relevé avec entrain.
Un jour d’octobre 2022, un courriel rentre. Il y est question d’adapter The Bodyguard en comédie musicale. La production cherche sa Whitney. «La première chose qui me vient en tête quand je lis ce message, c’est que je n’ai aucune expérience de jeu!» Comme Whitney Houston à l’époque du tournage du film. Rappelons au passage que la chanteuse américaine a elle aussi chanté dans des chorales gospel. Ça fait déjà deux points communs. Et, joli présage, Jennifer-Lee est née en 1992, l’année de sortie du film. Comme elle l’a vu plusieurs fois avant d’être pressentie, elle est consciente de la taille des souliers à chausser. Le courriel restera d’ailleurs sans réponse pendant plusieurs jours. «J’ai fini par leur écrire que je n’étais pas actrice.» Argument non recevable. La production cherche un talent, une voix, une énergie. «Alors, je me suis dit que je n’avais rien à perdre.»
Panique à bord
Elle envoie une première vidéo dans laquelle elle interprète une scène, comme demandé. Et ça marche! La deuxième étape consiste à filmer son interprétation d’une chanson du film: «J’évitais de faire trop de bruit pour ne pas déranger les voisins (rires).» La convocation pour passer les auditions en personne ne tarde pas. Mais c’est à ce moment-là, tandis que les choses se concrétisent, que Jennifer-Lee panique... «J’ai reçu le calendrier des répétitions et j’ai réalisé à quel point ça allait être intense.» Son nouveau poste est très prenant, les activités de son groupe ont repris la fin de semaine et elle s’est remise à composer avec son amoureux, musicien lui aussi... Ses proches s’inquiètent. Encore un projet? Comment va-t-elle parvenir à concilier tout ça? Rongée de doutes, la jeune femme écoute la voix de la raison. Elle écrit à la production qu’elle lui est très reconnaissante, mais qu’elle passera son tour. Point final. Apaisée, elle retourne à sa vie.
À la croisée des chemins
Certaines décisions sont plus difficiles à prendre que d’autres parce qu’on sait pertinemment qu’elles vont nous tracer un nouveau chemin, nous transformer peut-être. Il faut être prêt à prendre le risque. Jennifer-Lee est humble, bosseuse, bien élevée. Elle a grandi auprès d’une mère discrète qui a travaillé fort pour que ses enfants aient une vie meilleure. La sécurité, c’est important. La maman est fière de tout ce que sa fille entreprend, mais la crainte demeure. Se diriger vers un métier public, c’est faire le choix de ne plus s’appartenir, de s’exposer aux critiques, parfois dures. Elle s’inquiète pour sa fille, et on la comprend. D’un autre côté, les parents de la chanteuse lui ont toujours fait confiance. Ils lui ont transmis le plus beau des cadeaux: la liberté de choisir sa vie. Quelques jours après avoir envoyé son message de refus, Jennifer-Lee se retrouve seule avec elle-même dans son salon. Pour une rare fois, elle ne travaille pas, la fin de semaine. Alors elle cogite. «Je me demande si j’ai pris la bonne décision, si je ne vais pas le regretter un jour. Je me sens de moins en moins à l’aise avec le fait d’avoir écouté ma raison plutôt que mon cœur. C’est là que je parle du projet à une amie, qui me dit: “Tu as fait quoi????! Mais rappelle-les!!”» Le truc, c’est que la date d’audition est passée. Il n’y a plus de retour en arrière. «J’ai quand même tenté le tout pour le tout! Et quelques jours plus tard, j’ai reçu un grand OUI pour passer une audition en petit comité, sans musiciens.»
Et c’est parti...
C’est Joël Legendre, le metteur en scène, qui la reçoit et lui donne la réplique dans le rôle de Frank, le fameux garde du corps interprété par Frédérick De Grandpré. «Le courant est passé immédiatement, il m’a mise super à l’aise! J’ai refait une audition par la suite avec Frédérick et... même chose. C’est un gentleman.» Tout le monde est sous le charme de cette jeune femme pleine de joie de vivre et bien décidée à rendre justice à Whitney Houston, alias Rachel Marron sur scène. D’ailleurs, une fois le costume et la perruque enfilés, la ressemblance est étonnante. Quand je lui demande si l’une des chansons du répertoire l'intimide plus que les autres, elle me répond: «Toutes! Elles ne sont vraiment pas faciles, notamment parce qu’elles sont très aiguës, alors que je ne suis pas une soprano.» Sur la scène du Théâtre St-Denis, Jennifer-Lee n’imite pas Whitney Houston, car c’est impossible. «Je ne pourrai jamais chanter comme elle. Je m’inspire de ses techniques vocales, mais j’y vais avec ma voix. Après tout, c’est la mienne qu’on a choisie», rappelle cette native du Lion qui déploie sa crinière avec assurance quand il le faut. Pendant des semaines, elle travaille dur, du matin au soir, pour améliorer son jeu, atteindre les notes et perfectionner ses mouvements de danse. Sa discipline de fer n’a d’égal que sa volonté de montrer ce qu’elle a dans le ventre. «Je ne sais pas où cette aventure va me mener, mais je reste ouverte à tout, car je pense que rien n’arrive pour rien. Et je chanterai toujours, que ce soit pour un public ou dans le cocon de ma chambre.» Amen.
Le Bodyguard sera en tournée au Québec du 28 juin au 3 décembre, et de retour à Montréal cet automne. Infos: lebodyguard.com