L’avortement: un droit fragile

Or, malgré ces luttes où la solidarité a primé – et continue de le faire –, le sentiment de solitude devant l’avortement, lui, est réel. Statistique Canada estime qu’une Canadienne sur trois aura recours à des soins abortifs au cours de sa vie.
Pourtant, on ose rarement l’avouer à nos amis, à notre famille. Les raisons qui motivent une interruption de grossesse sont nombreuses: santé précaire, instabilité financière, famille déjà complétée, relation amoureuse toxique. Parfois, c’est parce que la grossesse est la conséquence d’actes abjects – viol, inceste. Ainsi, quoique certains affirment qu’une contraception défaillante se trouve derrière la décision d’avorter, il y a bien plus que cela.
Une légalisation récente
Si l’avortement demeure tellement tabou, c’est peut-être parce qu’il remet en question l’un des rôles traditionnels liés aux femmes: celui de mère. C’est aussi parce que son accessibilité est relativement récente en Amérique du Nord. En 1969, le gouvernement libéral de Pierre Elliott Trudeau décriminalise l’avortement en même temps que l’homosexualité. Trudeau dit alors, dans une phrase devenue célèbre, que «l’État n’a rien à faire dans les chambres à coucher de la nation». Or l’avortement n’est alors autorisé que si la grossesse représente un danger pour la personne qui porte l’embryon. Il faut attendre 1988 et l’arrêt Morgentaler – qui prend le nom d’Henry Morgentaler, un médecin militant qui pratiquait l’avortement pour toutes, sans égard à loi – pour un accès sans restriction aux pratiques abortives. «Forcer une femme, sous la menace d’une sanction criminelle, à mener un fœtus à terme à moins qu’elle ne satisfasse à des critères sans rapport avec ses propres priorités et aspirations est une ingérence grave à l’égard de son corps et donc une violation de la sécurité de sa personne», affirme alors le juge en chef de la Cour suprême, Brian Dickson. L’année suivante, en 1989, une affaire soulève le pays: une femme, Chantal Daigle, cherche à faire valoir son droit d’interrompre sa grossesse, même si son ex-conjoint, le géniteur présumé, désire l’en empêcher. Daigle obtient donc gain de cause quand la Cour suprême statue que c’est à la personne qui porte l’enfant, et seulement à elle, de faire ce choix.
De nombreux historiens le signalent, l’avortement n’est pas apparu en même temps que la société moderne ou que l’industrialisation. On n’a surtout pas attendu qu’il soit autorisé pour le pratiquer: Konstantinos Kapparis, dans Abortion in the Ancient World (2002), note qu’on en fait mention dans des documents médicaux dès le Ve siècle. De tout temps donc, les femmes ont parfois choisi de ne pas poursuivre leur grossesse, et quand elles le font dans des cadres non sécuritaires, les conséquences peuvent être graves. Se lancer en bas d’un escalier, verser du Lysol dans son vagin, jeûner, tenter d’extraire le fœtus à l’aide de corps étrangers, dont l’emblématique cintre... Dangereuses et souvent inefficaces, ces tentatives ont mis en péril quantité de vies et en ont interrompu d’innombrables. Les personnes qui facilitent les avortements s’exposent également à des risques. Depuis 1993, 11 sont mortes dans des cliniques d’avortement aux États-Unis, victimes de militants pro-vie fanatiques.
Un accès sous tension
Partout dans le monde, le droit à l’avortement est continuellement fragilisé par différents projets de loi. Au Salvador, par exemple, depuis 1998, les femmes n’ont pas accès à l’avortement. Pas même en cas de viol ou pour sauver la vie de la mère. Depuis ce bannissement total de l’avortement dans ce pays d’Amérique centrale, on rapporte que plus d’une centaine de femmes ont été emprisonnées, alors que plusieurs d’entre elles affirment ne pas avoir avorté, mais avoir fait une fausse couche. Dans un reportage réalisé pour CBS en 2020, les journalistes Kate Smith et Gilad Thaler avancent que c’est sous la pression de l’Église catholique que le pays a interdit l’avortement.
Aux États-Unis, c’est aussi le lobbyisme religieux de droite qui a contribué récemment à un recul historique qui a fait les manchettes – même si de nombreux autres groupes religieux de gauche sont, de leur côté, proavortement. Faisant fi d’une forte opposition, le Texas a voté une loi qui criminalise l’avortement au-delà de six semaines de gestation, sans exception possible. Depuis le rejet de l’arrêt Roe vs Wade de 1973 qui autorise l’avortement, désormais, non seulement les patientes s’exposent à des poursuites au criminel, mais également toutes les personnes qui permettent l’avortement, dont le personnel soignant. Ainsi, les services de voiturage Uber et Lyft ont publié des communiqués indiquant à leurs employés qu’ils paieraient les frais juridiques si jamais ils se faisaient arrêter pour avoir conduit à la clinique des personnes se faire avorter. Cette loi texane précarisera davantage les populations marginalisées, les personnes pauvres, souvent latines ou noires, qui n’auront pas les moyens de sortir de l’État pour accéder aux soins abortifs.
Ailleurs, aussi, on a restreint les droits à l’avortement. En France, le documentaire Avortement, le prix à payer (2020), réalisé par Adèle Flaux et Marion Guégan, expose comment, en dépit de la loi Veil de 1975, qui dépénalise l’accès à l’avortement, ce dernier demeure entravé: la fermeture de centres médicaux dans les régions rurales force les femmes à aller toujours plus loin de chez elles pour interrompre leur grossesse. Certains médecins disent refuser de pratiquer l’avortement parce que la loi comporte une «clause de conscience». Plus près de nous, à l’Île-du-Prince-Édouard, la première clinique qui pratique l’avortement n’a ouvert qu’en 2017. Au Québec, cet automne, l’organisation chrétienne Québec-Vie a tenu une vigile de 40 jours devant une clinique de Sherbrooke où l’on pratique des avortements. On ne peut que penser à la stigmatisation et à la honte qu’ont pu ressentir les personnes allant chercher des soins abortifs au contact de ce groupe en prière et à jeun pour «sauver des enfants à naître».
Force est de constater que l’histoire de l’avortement, remplie de liens de collusion entre religion et politique, entre avancées porteuses d’espoir et reculs douloureux, montre la grande volonté des personnes à décider pour elles-mêmes et à militer pour la liberté de choix. Car, pour reprendre les mots de la grande féministe et militante Gloria Steinem dans le documentaire Netflix Reversing Roe (2018), consacré à la question de l’avortement aux États-Unis, «être en mesure de décider pour son corps est à la base de la démocratie. Et de ne pas pouvoir le faire est à la base des régimes hiérarchiques et totalitaires.»