Sarah-Jeanne Labrosse: entrevue avec une comédienne qui fascine
Requête du Clin d’oeil: «Pour notre numéro de juin mettant en vedette Sarah-Jeanne Labrosse, nous aimerions beaucoup confier l’entrevue à Philippe-Audrey, si le mandat l’intéresse.» C’est moins une requête qu’une invitation. Et moins une invitation qu’une évidence. «Si le mandat l’intéresse...!?» Qui ne serait pas intéressé à rencontre Sarah-Jeanne Labrosse?
Sarah-Jeanne fascine. Elle fascine comme les jardins de Versailles fascinent. Comme la Joconde fascine. Comme la Symphonie no 7 fascine. Elle fascine comme la perfection, et Sarah-Jeanne l’incarne, qu’elle le veuille ou non. Toujours le mot juste en entrevue. Toujours performante. Toujours pertinente. Toujours rayonnante, solaire même.
Sa page Instagram, oratoire de son histoire, est aussi le jardin d’une perfection dans lequel fleurit son sens inné de l’esthétisme. Mais ce que je veux comprendre, c’est la façon dont elle se dévoile sans jamais se révéler. On sait ce qu’elle fait, possède et aime. Mais ses complexes et ses failles? Où sont-ils? Quelle place occupe l’humanité d’une vie dans le paysage de sa perfection?
Sa voix résonne dans ma messagerie: «On s’était dit 13h, mais viens quand tu veux... T’auras juste à passer par la cour!» Quelques conversations éparpillées nous défendent d’être inconnus, mais l’objectivité m’oblige à admettre que nous le sommes encore. Par contre, la chaleur de son message me donne l’impression d’être un ancien ami qu’on attend depuis longtemps.
Sa cour, comme prévu, est parfaite. Un podium de cèdre traverse l’herbe et mène tout droit vers sa maison, déconstruite et reconstruite dans l’émission Passion Poussière. Rien, pas même la constellation d’objets du quotidien, ne détonne. C’est un monde qu’on voudrait imaginer.
«T’as l’air d’un critique du New York Times!» me lance son amoureux en m’apercevant. Il a tellement raison! Derrière lui, Sarah-Jeanne apparaît. Jean bleu, t-shirt blanc, cheveux fraîchement platine. Quel que soit le masque de pudeur derrière lequel on voudrait se taire, c’est clair: elle est belle.
«J’arrive!» dit-elle. En me rejoignant, je lui demande – blague minable – si les rénovations de sa cour ont été archivées. «Oui, c’est archivé...» Sa réponse réside moins dans ses mots que dans son ton, qui me confirme que je ne suis pas le premier à la taquiner et qui me prie d’être le dernier.
On discute beaucoup avant de parler. Ce qui étonne, c’est le contraste entre son image éthérée et la vivacité de ses phrases. Elle parle avec aplomb. Sa confiance flagrante est nourrie par sa lucidité. Elle contrôle totalement la situation. Tout est poli, clair et brillant. C’est impressionnant.
Par exemple, au sujet de De Pierre en fille, la nouvelle série de son amie Julianne Côté, elle dit: «Je veux être bonne. Je ne veux pas la décevoir.» La phrase est parfaite. Juste les bonnes doses d’humilité et d’affection. Mais que révèle-t-elle au juste? Elle continue: «J’aime beaucoup travailler avec du monde plus drôle que moi.» Quoi?
C’est ici que la conversation commence.
– T’es pas drôle?
– Je tourne avec Patrice Robitaille et Julianne. Eux, ils sont drôles... Moi, je n’ai pas le meilleur timing comique.
– Mais, le Bye Bye? C’était très réussi. Étonnamment...
– Non, t’as raison. Étonnamment... Personne ne m’attendait là! Honnêtement, je ne m’attendais pas à ce que ça marche autant. Quand je répétais chez moi, c’était pas bon.
Étrangement, l’humour obéit à une loi implacable: quand on se trouve drôle, on ne l’est jamais; ma blague d’archivage à l’appui... «Mais, c’est sûr que t’es drôle. Il faut savoir faire rire pour qu’une blague fonctionne.» «Hum...» C’est sa première hésitation. «Peut-être... » Elle retrouve sa fougue. «Dans la vie, je suis juste ‘‘correcte’’ drôle.» Comme affirment tous les vrais comiques. Louis-José Houde dit que c’est parce qu’il se savait pétri de lacunes qu’il a autant écrit à ses débuts.
Le destin des grands comiques n’attend peut-être pas Sarah-Jeanne, mais c’est la première fois que, comme sur une vieille peinture, je sens le vernis craquer.
L’amoureux traverse la cour et notre conversation. Il s’arrête, se penche vers elle et l’embrasse. C’est délicat, mais leurs regards... Des regards infusés d’une admiration toute privée. Des regards comme des rivages où faire naufrage. «Je reviens tantôt...» dit-il. Mais juste avant, on parle à trois. D’art. D’été. D’hier. De tout; de moto surtout. «Je devrais peut-être faire mon cours...» dit-elle au moment où il nous quitte.
«Ton père n’était-il pas pilote de moto?»
«Oui! Un grand champion!» Je lui demande si ça teinte sa vie: «Tout part de là.» À commencer par son sourire, quand elle parle de ses parents. «Mes parents sont des fonceurs. Ils aiment la prise de risque et ils m’ont appris à aimer ça!»
«C’est la prise de risque qui t’a poussée à être comédienne?» Elle réfléchit. «J’ai vu des enfants à la télé. Je me suis dit que c’était possible.» C’est tout? Ça part du désir de rejoindre des enfants vus au petit écran? J’ai presque envie d’être déçu. Mais je mesure l’ampleur de son aveu. D’abord, elle n’offre pas de cliché. On connaît tous l’histoire des comédiens qui, comme moi, racontent leur besoin vital de traduire la parole de l’existence pour toucher les cœurs. Ensuite, Sarah-Jeanne admet honnêtement sa curiosité. «J’avais peut-être besoin d’attention.» La franchise touche.
Plus nous parlons, plus je comprends qu’elle s’exprime comme une athlète de haut niveau. Avec le même aplomb, la même confiance. Parfaitement consciente, comme eux, de ses forces et des détails qui amélioreraient sa performance. Elle l’admet d’ailleurs: «Je me sens plus sportive qu’artiste.» Et, comme pour les sportifs, ce sont moins les mots que les intonations, les silences et le regard qui traduisent ses pensées.
Un mystère persiste: son rapport à la beauté. «Je veux la partager. Des gens peuvent trouver ma page Instagram plate à mort. Mais si je trouve ça beau, je partage.» Elle me parle de la beauté plutôt que de sa beauté, en évitant délicatement ma question, même si elle est chevillée à sa popularité. J’insiste, à sa popularité, et non son succès. C’est pour ça qu’elle est l’égérie affirmée de quelques marques et celle rêvée de beaucoup d’autres. En fait, je ne sais pas si elle sait qu’elle est belle, si elle l’ignore ou si elle fait semblant de ne pas le savoir. Mais la lisière de sa pudeur est atteinte.
«Jouerais-tu au théâtre?» «Pas vraiment. Je ne dis pas que je n’en ferai jamais, mais je le ferais pour la formation. Vocalement, je suis très, très peu formée. Je n’ai pas assez de connaissances...» Elle continue, mais ma pensée s’est arrêtée à: «Je n’ai pas assez de connaissances...» Je ne comprends pas. Le métier d’acteur n’est pas un métier intellectuel, mais viscéral. On peut jouer un empereur sans être un expert de l’Antiquité. Sauf que j’ai tort. Jouer au théâtre demande, comme elle le dit, une technique vocale et une connaissance de son corps. Mais il faut surtout apprendre à jouer avec un public. Une série est tournée, une scène, jouée aussitôt oubliée. Au théâtre, il faut approfondir la prestation pendant des semaines, sans la protection d’une deuxième prise. Elle a raison. Il faut se former. Et puis, elle ajoute, comme ultime synthèse de sa réflexion: «Il faudrait que j’aie du temps.» C’est vrai, le théâtre demande du temps qu’elle n’a pas... encore. Dommage, parce que son regard indolent est celui de la Dame aux camélias, de Madame Bovary, ou de toute autre héroïne romantique.
«On me le demande souvent!» «De jouer la romantique?» «Oui. En photo, je veux dire... De porter une robe fleurie et de sourire.» «Probablement parce que tu ne t’affiches jamais comme ça», que je lui réponds. «On me dit souvent que je ne souris pas. Mais j’adore sourire!» L’évidence est drôle. Depuis que nous nous parlons, sa bouche, ses yeux, sa voix; tout est souriant et rieur. C’est vrai, par contre, que sur sa page Instagram, ses sourires se font rares. En fait, non, ils sont présents, mais son visage est encadré par son bras molletonné ou caché par un morceau de verre givré. En fait, à quelques exceptions publicitaires près, c’est quand son visage n’est pas le sujet premier de la pose que son sourire s’expose. À ce moment, par son amour pudique du sourire, je la rencontre.
C’est lorsqu’elle est en second plan qu’elle s’exprime et existe dans toute sa complexité. Il faut la regarder comme la Joconde. Si l’on ne se concentre que sur le visage, on omet tout l’intérêt du tableau, le sfumato et l’horizon scindé. Ses failles, elle les dévoile ouvertement, mais en les camouflant derrière son assurance. Et toute sa profondeur gît dans l’instant de stupéfaction qui nous happe lorsqu’elle dit sa fragilité brute. Son téléphone nous interrompt.
«Excuse-moi, je dois vraiment répondre.» Je l’ai toujours vue en interaction ou en représentation. Jamais dans la passivité. Et, comme un nouveau paysage, je découvre un nouveau visage. Chaque seconde de la conversation anime, attendrit, fronce et chavire ses yeux noisette et félins. C’est à travers l’opacité de ses silences qu’elle est la plus transparente. La plus spectaculaire.
«On parlait de quoi?» Je feins l’oubli pour lui poser une question inutile. «Le défaut que j’aimerais le plus avoir?» Son étonnement déclenche un rire brusque et cristallin.
Et puis le silence contemplatif. Ses yeux se détachent de l’horizon pour s’allonger sur le sol et plonger dans l’abysse de son esprit. Ses doigts, somnambules indécis, pianotent les notes invisibles d’une nocturne aérienne. Une brise frêle fragilise la délicatesse de l’instant. L’ombre des branches s’écarte pour permettre à un rayon de vagabonder sur la cime de son nez. Indolente, elle ondoie dans l’abstraction de ses idées. Il n’existe ni perspective ni mot ni présent. Elle souffle ses pensées. Avedon a saisi Marilyn au même moment. C’est le silence introspectif des grandes questions qui l’habite alors que c’est celui, contemplatif, des grandes toiles qui m’envahit. C’est l’instant qui a inspiré tous les portraits de la Renaissance. L’instant où Proust a écrit: «Tout le mystère de sa beauté est dans l’éclat, dans l’énigme surtout de ses yeux.» C’est un instant seulement, douze secondes de somptuosité.
Un sourire éclôt timidement sur ses lèvres, l’espièglerie naît dans son regard. Elle a compris... «C’est quand même vraiment niaiseux comme question!» Absolument. Mais, c’était pour l’instant d’avant.
Et surtout le sourire d’après.
Texte Philippe-Audrey Larrue-St-Jacques | Photos Hadi Mourad | Stylisme Emmanuelle Rochon | Direction mode Anthony Mitropoulos | Direction artistique Elsa Rigaldies